La sorcière du Mont Saint-Hilaire
Il y a longtemps, très longtemps, il y a 250 ans, au moment où toute la région était encore couverte d'une belle forêt verte et dense, pleine d'animaux et de bons esprits, un événement merveilleux s'est produit sur la montagne de Saint-Hilaire, dont les bienfaits nous réjouissent encore aujourd'hui.
Tout a commencé avec une jeune femme que la nature n'avait, malheureusement, pas gâtée de ses dons. Elle était né difforme, avec une grosse bosse sur le dos, une jambe plus faible que l'autre et un visage qui semblait toujours grimacer. Sa voix était rude et rauque, mais ses yeux étaient bleus et vifs. Ses parents, jeunes colons sans le sous et désespérés de la voir si laide et frêle, avaient confié leur petite fille au Seigneur de Rouville. Il avait trouvé à son tour deux vieillards compatissants, vivant dans une modeste maisonnette au bord de la Rivière Richelieu, à quelques pas de l'église et à quelques lieues de la montagne. Ses parents adoptifs lui avaient donné le joli nom d'Agathe - ce qui veut dire "la bonne"- peut-être pour exprimer le souhait de leur cœur que la vie révèle un jour la vraie nature de la pauvre fille.
Hélas, les voisins et leurs enfants ne semblaient pas toujours voir avec les yeux du cœur. Les plus durs l'appelaient "la sorcière", car ils la trouvaient laide comme le péché. Les plus discrets la nommaient "l'infirme". Les autres la regardaient avec pitié, mais se sentaient mal à l'aise en sa présence. Peu de gens l'acceptaient sans hésitation. Seule sa chatte Filouche la traitait comme une princesse. Pauvre Agathe. Ni ses parents adoptifs, ni le curé jugeaient utile de l'instruire, car qu'est-ce qu'elle pourrait bien faire plus tard, à part quémander un peu de pain, prier et peut-être devenir une religieuse cachée dans un couvent.
Mais la petite ne voyait pas la vie avec des yeux noirs. Même si elle clopinait péniblement, que sa bosse la faisait courber vers la terre, elle avait toute sa tête et avait le cœur étonnamment doux et compatissant. Elle se débrouillait bien avec ses mains agiles et refusait qu'on attache les lacets de ses souliers, qu'on lave son linge ou qu'on porte ses paquets. Puisqu'elle ne pouvait pas aller à l'école, elle écoutait attentivement et posait bien des questions. Elle rêvait pouvoir travailler et gagner son pain, un jour, comme tout le monde. Elle se défendait aussi vaillamment. À ceux qui faisaient allusions à ses laideurs ou ses infirmités, elle répondait du tac-au-tac, "Les bûches qu'on jette dans le foyer sont bien laides, mais ne font-elles pas de belles flammes qui réchauffent toute la maison", ou "Les chenilles les plus laides ne font-elles pas les plus beaux papillons?".
Un soir, elle avait déjà vingt ans, elle entendait ses vieux parents raconter une nouvelle qui faisait rebondir l'espoir dans son cœur. Les colons avaient découvert un beau ruisseau sur le flanc-sud de la montagne. Le Seigneur avait aussitôt décidé de faire construire son moulin à farine au bord du ruisseau où son eau vive ferait tourner les meules. Le moulin était maintenant fin prêt et le meunier commencerait bientôt à recevoir le blé des gens de la région. Cette nouvelle faisait réfléchir Agathe. Elle pourrait offrir ses services au meunier. Là-haut, loin du village du bord de la rivière, loin des regards méprisants de gens d'ici, on lui donnerait peut-être du vrai travail et la fierté de faire sa part.
Agathe commençait aussitôt à tourmenter ses parents pour qu'ils la laissent aller au moulin. Ils avaient finalement donné leur accord quand le voisin leur avait annoncé qu'il montait là haut pour faire moudre son blé et qu'il était prêt à amener la jeune femme. Le voyage était long et pénible sur le sentier cahoteux, encombré de grosses roches, qui serpentait à travers la forêt en flanc de montagne. Fatiguée, mais pleine d'espoir, Agathe frappait à la porte toute neuve du moulin. Le meunier ouvrait la porte et reculait d'un pas en voyant l'infirme à la voix éraillée et courbée comme un vieux bouleau.
Prise de curiosité, sa femme s'était jointe à lui dans l'ouverture de la porte. "Non, je regrette, je n'ai pas de travail pour vous. C'est bien trop dur ici". Agathe suppliait "Monsieur, de grâce ne vous fiez pas à mon allure. Je pourrais coudre les sacs de farine, balayer le plancher, préparer du café pour les clients. Je vous jure, je suis capable". Le meunier était inflexible "Non, je n'ai pas besoin de vos services et... mes clients ne sont pas habitués, ils pourraient avoir peur en vous voyant". Agathe restait bouche bée, les yeux pleins de larmes. Elle se sentait encore plus petite, encore plus courbée qu'avant.
Le meunier parti, son épouse tentait de consoler la pauvre Agathe. "Je t'en prie, mademoiselle, ne te décourage pas. Un jour tu auras ta chance, j'en suis sûre. Avant de retourner à la rivière, vas donc faire un petit tour dans la montagne. Elle te donnera la paix. Si tu as le courage, prends le petit sentier que nous avons fait pour aller au lac. La montagne est une bonne mère, elle t'écoutera". Pour la réconforter, la femme du meunier, a ensuite offert à Agathe, un gâteau, une petite cruche de bon lait et une grosse couverte de laine pour la protéger contre la fraîche de la forêt.
Encouragée par la meunière, Agathe se traînait péniblement sur le sentier étroit qui conduisait vers le lac. Perdue dans ses pensées, mais décidée de ne pas lâcher, elle avait été surprise par un cri plaintif qui venait de la broussaille près du sentier. N'écoutant que son cœur, Agathe, s'est arrêtée et a découvert un chevreuil mal en point qui gisait sur le sol de la forêt. Elle l'a caressé pour le rassurer. Puis, elle lui a donné sans hésitation son beau gâteau que le pauvre animal a aussitôt dévoré. Ensuite elle lui a versé tout le lait de sa cruche. Voyant que la bête grelottait, elle a étendu sur lui sa couverte de laine. "Repose-toi. Je reviendrai bientôt. Juste le temps d'aller faire ma visite au lac".
Au lac, éreintée par la longue montée et les jambes douloureuses de l'effort, Agathe s'était couchée sur la rive du lac pour contempler l'eau paisible et écouter jaser le vent. Elle avait le cœur en peine à cause du refus du meunier et à cause du chevreuil souffrant. Alors, une vision déconcertante est venue troubler ses jongleries. Venant de l'autre rive du lac, elle apercevait une figure blanche et lumineuse flottant lentement vers elle, comme une princesse d'un conte de fée portée par un nuage.
La femme de lumière s'est arrêtée à quelques pas de l'infirme. Elle lui a tendu les bras en souriant : "Bienvenue chez moi, Agathe. La montagne est un lieu de paix et parfois d'épreuve. J'habite ici pour distribuer les deux aux visiteurs qui viennent ici. J'ai vu que ton cœur généreux a été plus fort que ta tristesse", "Comment, ma chère fée" répondait-elle étonnée. "Le chevreuil que tu viens de réconforter est mon messager. Tu lui as donné, sans compter, tout ce que tu avais. Pourtant, la nature a été avare de ses dons avec toi".
Agathe ne sait pas quoi dire. "Chère fée, j'ai simplement écouté mon cœur". "Je le sais. Je n'ai pas le pouvoir de te guérir de ton infirmité. Seul Dieu peut le faire. Mais pour te récompenser, je t'offre deux dons. D'abord, je te propose du travail que tu pourras accomplir. Puis je t'offre un don magique qui te donne en abondance force et paix".
La fée l'a ensuite transportée en douceur vers le flanc de la montagne où elle a montré à Agathe un groupe de pommiers sauvages chargés de fruits délicieux, au beau milieu de érables. "Ces pommiers portent de bons fruits. Avec tes mains agiles et ton courage, tu pourrais les dégager, les émonder et les faire porter toujours plus de fruits. Tu pourras faire ici le premier verger de la région, pour ton gagne-pain et pour le bonheur des habitants".
La fée lui a ensuite montré un petit pommier tout rabougri avec des petites pommes sans grâce ni éclat. "Agathe, ce petit pommier est mon don le plus secret et le plus précieux. Son apparence disgracieuse est trompeuse mais es pommes sont magiques. Le bonheur qu'elles apporteront dépasse de loin celui des pommes les plus rouges et rondes des autres pommiers. Elles ne sont pas là pour tous, mais seulement pour les gens au cœur généreux. Elles leur apporteront les dons de la force pour le corps et de la paix pour le cœur". La fée tendait la première pomme magique à Agathe qui en la croquant se sentait envahie d'une grande force et d'une paix profonde. Puis la fée lui a dit "Demande à la meunière de t'héberger. Tu la récompensera avec les pommes rouges et la pomme magique". Puis la fée était partie, aussi gracieusement qu'elle était venue.
Agathe s'est empressée d'aller porter les plus belles pommes à la meunière et elle lui a glissé dans la main une petite pomme magique en récompense pour sa compassion. Elle a conté sa merveilleuse aventure et la meunière lui a offert un petit coin discret et chaud dans la grange du moulin en lui promettant de rassurer les vieux parents au village. Le verger était leur secret.
Agathe s'est mise au travail. Traînant son corps bossu et récalcitrant, elle a dégagé les pommiers, enlevé les branches mortes, semé des pépins pour faire naître de nouveaux pommiers. Ainsi, dans le secret de la forêt de la montagne, le premier verger a commencé à prendre forme grâce à une merveilleuse sorcière au cœur d'or. Agathe travaillait seule. Ses seuls visiteurs étaient le chevreuil de la fée, des tamias et à de rares occasions un enfant envoyé par la meunière pour chercher un panier de belles pommes rouges. Avec l'aide discrète de la bonne meunière, quelques pommes magiques ont apporté courage et paix à des malades du village.
Le premier hiver passé sous la protection de la meunière et avec peu de complicité du meunier qui faisait semblant de ne rien voir, Agathe a enfin vue sortir les bourgeons et les fleurs, au printemps, puis au cours de l'été elle a vu grossir des belles pommes rouges. Dans un coin du verger secret, le petit pommier magique continuait à ne pas payer de mine.
On ne saura jamais, comment le secret du verger a été trahi, toujours est-il que les gens du village ont fini par savoir que "la sorcière" cultivait un verger sur le flanc de la montagne. On l'avait vu traîner des paniers de belles pommes rouges. Des rumeurs courraient aussi que certaines de ces pommes avaient même guéri des malades. D'abord personne ne voulait y croire. Cette fille "toute croche" était bien trop faible et ignorante pour entretenir un verger. Elle ne se tenait même pas comme il faut sur ses jambes. Puis les vergers, on en voyait dans les vieux pays, mais pas ici en Nouvelle France. Ensuite, le mépris a fait place à l'envie.
Des jeunes, envoyés par les villageois, avaient volé quelques pommes dans "le verger de la sorcière". Elles étaient, en effet, rouges et rondes et très délicieuses à croquer. Les jeunes avaient effrayé la pauvre Agathe, qui s'était réfugié dans la forêt et qui s'était ensuite confiée à la meunière. Les gens disaient qu'il était mieux, tant qu'à avoir un verger, que les fermiers s'en occupent. On ramènerait la sorcière chez ses parents adoptifs. La montagne n'était pas une place pour une femme seule. Il fallait mieux qu'elle parte le plus vite possible.
Avant que la meunière puisse intervenir, la fée, qui suivait toujours tout ce qui se passait sur sa montagne, était déjà allée voir sa protégée. "Chère Agathe, laisse-leur ton verger. Tu as magnifiquement relevé ton premier défi. Tu peux en être fière. Viens avec moi, j'ai besoin de toi ailleurs sur la montagne".
Quand la délégation des villageois et arrivée pour voir le fameux verger et pour ramener Agathe au village, ils ont trouvé un petit bijou de verger, mais pas d'Agathe. Ils étaient franchement épatés par la beauté des pommiers et la saveur des pommes. Ils ont inspecté les rangées de jeunes pommiers qui sortaient fièrement du sol rocailleux. Les plus francs avouaient qu'ils étaient surpris et qu'ils s'étaient fiés aux apparences de la pauvre femme. N'avait-elle pas dit déjà "Les bûches qu'on jette dans le foyer sont laides, mais elles font de belles flammes qui réchauffent toute la maison".
Tout ici était beau, sauf un seul petit pommier minable avec des fruits bien laids. Gênés, les hommes ont pris la relève du verger d'Agathe. Ils se trouvaient bien lâches d'avoir voulu chasser la pauvre femme. Alors, pour se donner bonne conscience et montrer leur savoir-faire, ils ont déraciné le petit pommier bien laid qui n'était pas à sa place dans le beau verger et ont lancé ses pommes disgracieuses le plus loin qu'ils pouvaient dans la forêt, autour du verger. Les petites pommes magiques ont alors jeté leur merveilleuse semence sur le sol de la forêt pour le bonheur des visiteurs futurs.
Les fils et petit-fils des premiers colons de la montagne ont continué le travail commencé par une humble femme infirme. Les peuvent maintenant montrer de dizaines de milliers de beaux pommiers qui ont rapporté de beaux fruits, de l'argent, des prix et de la fierté à de nombreuses générations.
Les pommes magiques, personne ne les a jamais vues. Mais, paraît-il que la montagne offre aux milliers de visiteurs des moments de paix et de la force, qui viennent des petites pommes minables de l'admirable sorcière. On dit qu'elle habite, délivrée, enfin, d'un corps déformé, dans la célèbre grotte de fées.
Kees Vanderheyden