L'étrangère est de retour
Ainsi tu es là ? Je t'avais presque oubliée.
Mais je te connais, tu ne cèderas pas un pouce de terrain.
Sournoise, tu réapparais aux premières heures du matin,
Alors que quelques bribes de rêves s'attardent dans une aube diffuse.
Ton regard moins brillant que par le passé,
Ton visage plus sillonné, ton sourire moins franc,
Tu me sembles lointaine et effacée, peu incline aux bavardages.
-Où étais-tu durant tout ce temps ?
-J'étais là, mais je t'ai permis quelques illusions,
Celles du rêve et de l'espoir, j'ai fait mon travail en sourdine.
La vieillesse vois-tu ne cesse jamais d'œuvrer.
-Et l'on peut dire que tu as mis du cœur à l'ouvrage.
-Le temps m'a assisté avec fidélité, il m'a grandement aidé,
Et toi tu n'as pas vraiment résisté, je me croyais acceptée.
-Je n'ai rien à te dire vieille femme, tu es si sûre de toi !
Je m'étonne, ton œuvre est inachevée, inégale et capricieuse.
Le visage en deux est partagé, le côté du cœur est le plus buriné.
A gauche les sillons sont plus profonds, à droite moins disgracieux.
Les larmes n'ont-elles pas glissé de la même façon ?
Le sourire est éteint dans un coin alors qu'il est vivant dans l'autre,
L'œil gauche imprégné de tristesse, le droit encore pétillant…
-C'est que tout est en toi, peurs de vieille femme et rêves d'enfant,
Lassitude des ans et joie de vivre, vide et plénitude,
Détresse et joie, rancune et amour…
Comme une goutte d'eau représente la mer entière,
Comme son dernier baiser a exprimé tout son amour,
Tu détiens ce trésor rare et précieux, amassé doucement,
Fait de tes bonheurs et de tes peines et qui est l'essence de vie.
-Je te reconnais, tu es l'étrangère, mon inséparable.
Celle par qui arrivent les ravages et la solitude,
Celle qui aura le dernier mot, l'inévitable dernier mot.
Tu es aussi celle qui sait encore sourire, ressentir et aimer,
Et qui garde à fleur de coeur espoir et forces de vie…
Je te vois satisfaite… je t'en prie ne reviens pas trop vite.
Le Recueil
Un vieux recueil de poésies
Entre les pages jaunies
Se cache une fleur séchée
Qui fut une belle pensée
Aux pétales sans éclat
Sans aucun apparat
Les veinures marquées
Les couleurs passées
La tige courbée et friable
A l'air si vulnérable
Soutient allègrement une corolle
Qui certainement est un peu folle
Elle a quitté son jardin d'origine
Encore fraîche et coquine
Emportée par de braves gens
Il y a de cela fort longtemps.
Imprégnée des mots de Paul Eluard
Alors que pour elle il est trop tard
Elle est bercée par ses poèmes
Et par mégarde s'y perdrait même
De son passé elle a tout oublié
Son présent n'est point à renier
Elle ne croit plus aux louanges
Mais elle est sûre que "la terre est bleue comme une orange".
L'étrangère
Ce matin, dans mon miroir j'ai rencontré une étrangère,
- Qui es-tu vielle femme ? je ne te connais pas.
- Je suis celle qui t'a menée jusque là…
- Et qui te dit que c'est ici que je veux être ?
- J'ai fait ce que j'ai pu pour toi, Je n'ai pu éviter les creux et les bosses,
Et je sais que la vie t'a laissé des bleus.
- Tes vieux bras ne peuvent plus me soutenir,
Tes rides ne peuvent plus me sourire
Ton regard a perdu son éclat
Ton visage respire la tristesse
Tu devrais abandonner, toi l'étrangère, et aller te reposer.
- Nous sommes inséparables, toi la petite et moi la vieille,
Il nous faudra dans ce même corps achever notre chemin,
Nous aimer ou nous haïr n'y fera rien.
- Serais-tu si futée pour me parler ainsi ?
Aurais-tu acquis un brin de jugeote en même temps que tes cheveux blancs ?
- Je suis faite de ce que tu as trouvé, ta récolte est la mienne,
Je n'ai rien de plus que ce que tu m'as donné.
- Tu n'es donc pas plus riche que la petite fille que j'ai été ?
- A peine, mais j'ai tout de même dans ma besace un trésor léger à porter.
- Et quelle est cette richesse ?
- C'est tout l'amour que tu as partagé,
celui qui t'a fait rire, Et qui aujourd'hui te fait pleurer.
L'enfant
Un petit enfant est venu à moi ce matin
Ses yeux d'un bleu profond sont graves
Avec suspicion ils observent le monde.
Son petit nez se plisse, présageant les larmes orageuses.
Sa bouche aux lèvres satinées se crispe
Et forme une adorable moue devant ces visages si peu connus.
Doucement sa joue s'appuie sur la mienne,
Son petit bras se glisse autour de mon cou,
Un peu de bave chaude irrigue quelques unes de mes rides.
Dans son regard monte une pointe de satisfaction
Tandis qu'un gloussement joyeux retentit de sa gorge rose.
Du bout de ses six mois l'enfant a ri,
Il vient d'inventer la confiance…
Une goutte de rosée sur un pétale de rose
Une goutte de sang sur le sable
Une larme dans les yeux d'un enfant apeuré
Une main tendue vers un crouton de pain
Une femme épuisée qui n'a plus d'espoir
L'horreur de la guerre.
Une goutte de rosée sur un pétale de rose
Rafraîchit la souffrance de mon âme.
Le Marchand de Rêves
Il était une fois un petit bout d'homme; il était si petit que personne ne pouvait le voir. A sa naissance sa maman l'avait deviné plutôt qu'aperçu et pour l'allaiter, elle se servait d'une loupe afin de trouver ses minuscules lèvres affamées. L'enfant grandit, mais si peu ! Elle lui chanta des berceuses joyeuses, d'autres emplies de regrets. Mais la plupart du temps elle se plaisait à lui prédire un avenir heureux, à lui inventer des aventures romanesques. Elle lui chuchotait à l'oreille : " tu seras magicien, tu imagineras la vie, tu seras marchand de rêves. "
Lorsqu'il devint un jeune homme, il comprit qu'il ne pourrait exercer aucun métier ordinaire. Comme tous les enfants il avait rêvé d'être pompier, mais jamais il ne pourrait soulever les lourds tuyaux ou conduire la belle voiture rouge. Puis il avait voulu être médecin; il aurait tant voulu aider les enfants à grandir. Mais comment ausculter les malades sinon avec une échelle ? Il avait pensé également au métier d'aviateur mais il se serait perdu sur un grand siège désertique avant de pouvoir saisir ces manettes qui lui paraissaient énormes. Tout cela n'était vraiment pas pratique…
Le petit bout d'homme suivit donc le chemin tracé par sa maman de longues années plus tôt. Il devint marchand de rêves. Evidemment il s'agit d'un travail de nuit, qui est d'ailleurs assez mal rémunéré, mais l'on ne peut pas toujours choisir, il faut quelquefois se contenter de peu. Chaque soir notre petit bout d'homme commençait ses visites assez tôt, il s'occupait d'abord des plus jeunes, mais il n'y avait pas de limite d'âge pour obtenir ses services. D'ailleurs il faisait souvent des heures supplémentaires, il allait greffer quelques jolis rêves dans l'âme de retraités somnolents sur un fauteuil, en début d'après-midi. Il se faufilait agilement dans les maisons par des fenêtres entreouvertes, par des portes mal fermées, par des failles invisibles à l'œil nu. Il avait appris à grimper sur le lit, se posait délicatement sur l'épaule de l'insomniaque, coincé entre le cou et l'oreille, il caressait doucement la joue, faisait une légère pression sur les paupières qui s'alourdissaient petit à petit. Le petit bout d'homme murmurait, comme une mélopée monotone, le rêve qu'il trouvait bon de susciter à son patient. Comme il avait beaucoup d'expérience il se trompait rarement, cependant il était arrivé, une ou deux fois, que le rêve se transforme en cauchemar; c'est que dans une longue carrière il est inévitable de faire quelques erreurs. Mais dans l'ensemble ses choix étaient infaillibles et amenaient souvent un léger sourire sur les lèvres du dormeur. Sa réserve de songes était grande, il y en avait pour tous les âges, pour tous les goûts, pour toutes les occasions.
Les enfants malheureux, ceux qui avaient été beaucoup grondés, qui avaient eu tout faux à l'école, qui s'étaient chamaillé avec leur meilleur copain, ceux-là avaient droit au merveilleux rêve du " magasin de
jouets " . Une immense surface de liberté remplie des richesses les plus désirées, des poupées causantes, des robots vainqueurs, des trains électriques anti-déraillants, des soldats de plomb extrêmement légers, des ballons qui vont toujours droit au but, des petites autos démontables et incassables, des billes chamarrées, des maisons de poupées, des panoplies d'indiens pacifiques, des déguisements de carnaval, des bicyclettes dorées, des trottinettes démodées…
Les mal-aimés de tous les âges se voyaient emportés vers des rivages de tendresse, où régnaient la tolérance, la gentillesse; les visages y étaient souriants et les bras étaient toujours ouverts. Les frustrés, les exaspérés, ceux pour qui le monde ne fait pas justice, ceux qui ont les nerfs à fleur de peau, ceux-là se laissaient glisser sur un nuage de bien-être, s'enfonçaient dans un duvet de calme et de sérénité, sur des plages accueillantes faites de sable chaud et fin. Les assoiffés d'amour, les esseulés, les laissés pour compte, se mouvaient avec grâce dans un palais de conte de fée, qui ne cessait pas à minuit pile mais qui au contraire se terminait souvent (pour les privilégiés) en rêve bleu un peu mouillé. Les timides, les coupables de tout et de rien, ceux qui sont las de leurs charges, ceux qui ont trop d'ouvrage ou trop de responsabilités, ceux là planaient sur l'aile d'un ange pour un tour du monde en classe de luxe.
Le petit bout d'homme était le réparateur des journées difficiles, des tristesses, des frustrations, des colères. Il était le vidangeur des âmes en peine. Il était assez fier et quelquefois si sûr de lui qu'il se prenait pour le père Noël. Il aimait tant faire plaisir que des poussières de ravissement retombaient sur lui…
La sonnerie du réveil retentit d'un son strident, notre marchand de rêves reçut entre les côtes un coup de coude bien balancé, suivit d'un bougonnement agressif : " Alors ? Qu'est-ce que tu fous ? Tu vas être en retard à ton boulot, grouille-toi ! " Notre homme s'extirpa avec regret de son rêve, releva péniblement son mètre quatre-vingt-dix-neuf de hauteur. Il s'assit sur le rebord du lit conjugal, regarda sa femme d'un regard éteint, insensible aux cheveux en pagaille, au teint blafard, au cœur vide et inaccessible. Vite, il lui fallait avaler son petit café froid, attraper son petit métro, arriver à son petit emploi, blaguer avec des collègues qui ne l'appréciaient pas du tout, encaisser les railleries sur sa taille hors du commun. Comme chaque matin, ce grand rêveur venait de réintégrer sa petite vie.
Ainsi tu es là ? Je t'avais presque oubliée.
Mais je te connais, tu ne cèderas pas un pouce de terrain.
Sournoise, tu réapparais aux premières heures du matin,
Alors que quelques bribes de rêves s'attardent dans une aube diffuse.
Ton regard moins brillant que par le passé,
Ton visage plus sillonné, ton sourire moins franc,
Tu me sembles lointaine et effacée, peu incline aux bavardages.
-Où étais-tu durant tout ce temps ?
-J'étais là, mais je t'ai permis quelques illusions,
Celles du rêve et de l'espoir, j'ai fait mon travail en sourdine.
La vieillesse vois-tu ne cesse jamais d'œuvrer.
-Et l'on peut dire que tu as mis du cœur à l'ouvrage.
-Le temps m'a assisté avec fidélité, il m'a grandement aidé,
Et toi tu n'as pas vraiment résisté, je me croyais acceptée.
-Je n'ai rien à te dire vieille femme, tu es si sûre de toi !
Je m'étonne, ton œuvre est inachevée, inégale et capricieuse.
Le visage en deux est partagé, le côté du cœur est le plus buriné.
A gauche les sillons sont plus profonds, à droite moins disgracieux.
Les larmes n'ont-elles pas glissé de la même façon ?
Le sourire est éteint dans un coin alors qu'il est vivant dans l'autre,
L'œil gauche imprégné de tristesse, le droit encore pétillant…
-C'est que tout est en toi, peurs de vieille femme et rêves d'enfant,
Lassitude des ans et joie de vivre, vide et plénitude,
Détresse et joie, rancune et amour…
Comme une goutte d'eau représente la mer entière,
Comme son dernier baiser a exprimé tout son amour,
Tu détiens ce trésor rare et précieux, amassé doucement,
Fait de tes bonheurs et de tes peines et qui est l'essence de vie.
-Je te reconnais, tu es l'étrangère, mon inséparable.
Celle par qui arrivent les ravages et la solitude,
Celle qui aura le dernier mot, l'inévitable dernier mot.
Tu es aussi celle qui sait encore sourire, ressentir et aimer,
Et qui garde à fleur de coeur espoir et forces de vie…
Je te vois satisfaite… je t'en prie ne reviens pas trop vite.
Le Recueil
Un vieux recueil de poésies
Entre les pages jaunies
Se cache une fleur séchée
Qui fut une belle pensée
Aux pétales sans éclat
Sans aucun apparat
Les veinures marquées
Les couleurs passées
La tige courbée et friable
A l'air si vulnérable
Soutient allègrement une corolle
Qui certainement est un peu folle
Elle a quitté son jardin d'origine
Encore fraîche et coquine
Emportée par de braves gens
Il y a de cela fort longtemps.
Imprégnée des mots de Paul Eluard
Alors que pour elle il est trop tard
Elle est bercée par ses poèmes
Et par mégarde s'y perdrait même
De son passé elle a tout oublié
Son présent n'est point à renier
Elle ne croit plus aux louanges
Mais elle est sûre que "la terre est bleue comme une orange".
L'étrangère
Ce matin, dans mon miroir j'ai rencontré une étrangère,
- Qui es-tu vielle femme ? je ne te connais pas.
- Je suis celle qui t'a menée jusque là…
- Et qui te dit que c'est ici que je veux être ?
- J'ai fait ce que j'ai pu pour toi, Je n'ai pu éviter les creux et les bosses,
Et je sais que la vie t'a laissé des bleus.
- Tes vieux bras ne peuvent plus me soutenir,
Tes rides ne peuvent plus me sourire
Ton regard a perdu son éclat
Ton visage respire la tristesse
Tu devrais abandonner, toi l'étrangère, et aller te reposer.
- Nous sommes inséparables, toi la petite et moi la vieille,
Il nous faudra dans ce même corps achever notre chemin,
Nous aimer ou nous haïr n'y fera rien.
- Serais-tu si futée pour me parler ainsi ?
Aurais-tu acquis un brin de jugeote en même temps que tes cheveux blancs ?
- Je suis faite de ce que tu as trouvé, ta récolte est la mienne,
Je n'ai rien de plus que ce que tu m'as donné.
- Tu n'es donc pas plus riche que la petite fille que j'ai été ?
- A peine, mais j'ai tout de même dans ma besace un trésor léger à porter.
- Et quelle est cette richesse ?
- C'est tout l'amour que tu as partagé,
celui qui t'a fait rire, Et qui aujourd'hui te fait pleurer.
L'enfant
Un petit enfant est venu à moi ce matin
Ses yeux d'un bleu profond sont graves
Avec suspicion ils observent le monde.
Son petit nez se plisse, présageant les larmes orageuses.
Sa bouche aux lèvres satinées se crispe
Et forme une adorable moue devant ces visages si peu connus.
Doucement sa joue s'appuie sur la mienne,
Son petit bras se glisse autour de mon cou,
Un peu de bave chaude irrigue quelques unes de mes rides.
Dans son regard monte une pointe de satisfaction
Tandis qu'un gloussement joyeux retentit de sa gorge rose.
Du bout de ses six mois l'enfant a ri,
Il vient d'inventer la confiance…
Une goutte de rosée sur un pétale de rose
Une goutte de sang sur le sable
Une larme dans les yeux d'un enfant apeuré
Une main tendue vers un crouton de pain
Une femme épuisée qui n'a plus d'espoir
L'horreur de la guerre.
Une goutte de rosée sur un pétale de rose
Rafraîchit la souffrance de mon âme.
Le Marchand de Rêves
Il était une fois un petit bout d'homme; il était si petit que personne ne pouvait le voir. A sa naissance sa maman l'avait deviné plutôt qu'aperçu et pour l'allaiter, elle se servait d'une loupe afin de trouver ses minuscules lèvres affamées. L'enfant grandit, mais si peu ! Elle lui chanta des berceuses joyeuses, d'autres emplies de regrets. Mais la plupart du temps elle se plaisait à lui prédire un avenir heureux, à lui inventer des aventures romanesques. Elle lui chuchotait à l'oreille : " tu seras magicien, tu imagineras la vie, tu seras marchand de rêves. "
Lorsqu'il devint un jeune homme, il comprit qu'il ne pourrait exercer aucun métier ordinaire. Comme tous les enfants il avait rêvé d'être pompier, mais jamais il ne pourrait soulever les lourds tuyaux ou conduire la belle voiture rouge. Puis il avait voulu être médecin; il aurait tant voulu aider les enfants à grandir. Mais comment ausculter les malades sinon avec une échelle ? Il avait pensé également au métier d'aviateur mais il se serait perdu sur un grand siège désertique avant de pouvoir saisir ces manettes qui lui paraissaient énormes. Tout cela n'était vraiment pas pratique…
Le petit bout d'homme suivit donc le chemin tracé par sa maman de longues années plus tôt. Il devint marchand de rêves. Evidemment il s'agit d'un travail de nuit, qui est d'ailleurs assez mal rémunéré, mais l'on ne peut pas toujours choisir, il faut quelquefois se contenter de peu. Chaque soir notre petit bout d'homme commençait ses visites assez tôt, il s'occupait d'abord des plus jeunes, mais il n'y avait pas de limite d'âge pour obtenir ses services. D'ailleurs il faisait souvent des heures supplémentaires, il allait greffer quelques jolis rêves dans l'âme de retraités somnolents sur un fauteuil, en début d'après-midi. Il se faufilait agilement dans les maisons par des fenêtres entreouvertes, par des portes mal fermées, par des failles invisibles à l'œil nu. Il avait appris à grimper sur le lit, se posait délicatement sur l'épaule de l'insomniaque, coincé entre le cou et l'oreille, il caressait doucement la joue, faisait une légère pression sur les paupières qui s'alourdissaient petit à petit. Le petit bout d'homme murmurait, comme une mélopée monotone, le rêve qu'il trouvait bon de susciter à son patient. Comme il avait beaucoup d'expérience il se trompait rarement, cependant il était arrivé, une ou deux fois, que le rêve se transforme en cauchemar; c'est que dans une longue carrière il est inévitable de faire quelques erreurs. Mais dans l'ensemble ses choix étaient infaillibles et amenaient souvent un léger sourire sur les lèvres du dormeur. Sa réserve de songes était grande, il y en avait pour tous les âges, pour tous les goûts, pour toutes les occasions.
Les enfants malheureux, ceux qui avaient été beaucoup grondés, qui avaient eu tout faux à l'école, qui s'étaient chamaillé avec leur meilleur copain, ceux-là avaient droit au merveilleux rêve du " magasin de
jouets " . Une immense surface de liberté remplie des richesses les plus désirées, des poupées causantes, des robots vainqueurs, des trains électriques anti-déraillants, des soldats de plomb extrêmement légers, des ballons qui vont toujours droit au but, des petites autos démontables et incassables, des billes chamarrées, des maisons de poupées, des panoplies d'indiens pacifiques, des déguisements de carnaval, des bicyclettes dorées, des trottinettes démodées…
Les mal-aimés de tous les âges se voyaient emportés vers des rivages de tendresse, où régnaient la tolérance, la gentillesse; les visages y étaient souriants et les bras étaient toujours ouverts. Les frustrés, les exaspérés, ceux pour qui le monde ne fait pas justice, ceux qui ont les nerfs à fleur de peau, ceux-là se laissaient glisser sur un nuage de bien-être, s'enfonçaient dans un duvet de calme et de sérénité, sur des plages accueillantes faites de sable chaud et fin. Les assoiffés d'amour, les esseulés, les laissés pour compte, se mouvaient avec grâce dans un palais de conte de fée, qui ne cessait pas à minuit pile mais qui au contraire se terminait souvent (pour les privilégiés) en rêve bleu un peu mouillé. Les timides, les coupables de tout et de rien, ceux qui sont las de leurs charges, ceux qui ont trop d'ouvrage ou trop de responsabilités, ceux là planaient sur l'aile d'un ange pour un tour du monde en classe de luxe.
Le petit bout d'homme était le réparateur des journées difficiles, des tristesses, des frustrations, des colères. Il était le vidangeur des âmes en peine. Il était assez fier et quelquefois si sûr de lui qu'il se prenait pour le père Noël. Il aimait tant faire plaisir que des poussières de ravissement retombaient sur lui…
La sonnerie du réveil retentit d'un son strident, notre marchand de rêves reçut entre les côtes un coup de coude bien balancé, suivit d'un bougonnement agressif : " Alors ? Qu'est-ce que tu fous ? Tu vas être en retard à ton boulot, grouille-toi ! " Notre homme s'extirpa avec regret de son rêve, releva péniblement son mètre quatre-vingt-dix-neuf de hauteur. Il s'assit sur le rebord du lit conjugal, regarda sa femme d'un regard éteint, insensible aux cheveux en pagaille, au teint blafard, au cœur vide et inaccessible. Vite, il lui fallait avaler son petit café froid, attraper son petit métro, arriver à son petit emploi, blaguer avec des collègues qui ne l'appréciaient pas du tout, encaisser les railleries sur sa taille hors du commun. Comme chaque matin, ce grand rêveur venait de réintégrer sa petite vie.