Sur la route, tout le monde me connait sous le "QRZ" de "l’ékiape 74", mais mon vrai nom c'est Benoit.
Je suis retraité depuis 5 heures, ce matin...
Comme tous les jours, je suis rentré au dépôt, j'ai décroché ma "boite"(comprenez un container), puis j'ai fait le mazout et garé le tracteur au fond du parc. Je suis ensuite passé par le sas des bureaux pour accrocher les clefs du camion au tableau et, comme convenu, j'ai glissé les clefs du sas dans la boite à lettre.
En passant le portail, le vigile m'a dit "à lundi" je lui ai répondu mécaniquement "bon week-end"...
Voilà comment se terminent mes 38 ans de cerceau dans la même boutique...
Et pourtant, ce que j'ai pu l'aimer ce putain de métier !
Antépénultième enfant d'une fratrie de neuf rouquins aux yeux bleus, je me suis retrouvé vite à ramasser les équevilles (poubelles) avec l'employé communal. Nous avions un vieux Berliet poussif d'avant-guerre. J'avais à peine 14 ans et, plus de 10 heures par jour, je chargeais les ordures de toute la vallée sur le plateau de ce tas de boue qu'il fallait ensuite décharger à la pelle car il n'était pas équipé d'une benne. C'est d'ailleurs là que j'ai décroché mon surnom d'ékiape : par ce boulot, j'ai en effet acquis une carrure digne de n'importe quel haltérophile à force d'épaulé/jeté de bacs à ordures de toutes tailles et de toutes dimensions, plus ou moins lourdement chargés. Parfois, le chef me laissait conduire le "Marius". Ce camion était un véritable piège : pas de direction assistée, un freinage aléatoire et les vitesses qui sautaient toutes seules. Mais j'adorais franchir les cols pour aller ramasser les équevilles dans les vallées environnantes. Ça avait le goût de l'aventure !
Je fis ce métier jusqu'à ce que la nation décide de me raser le crâne. Enfin, quand je dis jusqu'à... Car, en fait, je me suis retrouvé à ramasser les équevilles pendant seize mois au fin fond de l'Allemagne. Mais là, on m'a fait passer le permis de conduire et il me fut confié un splendide Berliet GBC 8 KT 6X6 avec tout le confort moderne ! De bons freins, une direction assistée douce et surtout une benne hydraulique qui se vidait toute seule. Pour moi, c'était clair, je voulais conduire !
En sortant de là, je me suis fait embaucher par le Père Paumier. A l'époque, nous n'étions qu'une dizaine. Moi, je livrais les épiceries dans les petits villages des montagnes aux alentours. Je chargeais vers Lyon. Il me fallait, à l'époque, presque la journée pour faire l'aller-retour. Je ne livrais qu'un ou deux clients ce jour là et complétais parfois le chargement par des produits locaux. Je mettais ensuite deux à trois jours pour faire le tour de mes points de livraison. Je rentrais tous les soirs à la maison avec le camion, un Saurer D. Je me garais le long de la grand-route. Je posais juste une lampe rouge à pétrole 100 mètres derrière. Il n'est jamais rien arrivé : ni accident, ni vol de marchandise...
Je ne repassais au dépôt que lorsque j'avais tout livré. Si je me débrouillais bien, j'arrivais sur le coup des 9 heures du matin, juste pile à l'heure où le Père Paumier partait casser la croûte au bistrot de la gare. Immanquablement, il m'embarquait avec lui pendant que sa femme faisait les papiers des livraisons. Je repartais une heure plus tard, non sans avoir pris au passage un "bidon" d'un quelconque ragoût que je mangerai en descendant sur Lyon.
Je ne fis ce travail que quelques mois, car le "Vieux" Paumier qui avait déjà un poste de télé eu la surprise un soir de mai d'y voir son fiston. Parti à Paris pour y faire de brillantes études de commerce, il tenait un discours sur les avantages du marxisme dans une société de consommation face à une bande de chevelus déguisés en alpage printanier et entourés de CRS à la mine féroce.
Le gamin, trois jours plus tard, prenait concomitamment des coups de pieds au cul et le volant de mon Saurer.
Quant à moi, j'héritai d'une substantielle augmentation et d'un Saviem JLM, attelé d'une belle semi-remorque. Avec ce puissant ensemble, j'allais sur Grenoble charger du ciment par 20 tonnes que je revenais décharger, sac par sac, sur les chantiers de la région. Le travail était harassant, mais le Vieux ne m'embêtait pas. Quand j'étais fatigué, je m'arrêtais dormir sans autre forme de procès.
Il faut bien avouer que j'en profitais parfois pour trainer un peu la grolle. Mais ça faisait la moyenne avec les journées de plus de 16 heures. Le Patron avait trouvé une combine pour me motiver : j'avais une prime au tonnage déchargé.
Mais, là non plus, ça ne dura pas ! Le Merdeux trouvant fatiguant la livraison des épiceries me remplaça au volant du Saviem. Je retrouvai donc mon vieux Saurer. Il était dans un bien triste état : les rétroviseurs cassés, la bâche déchirée et des cabosses un peu partout. Je ne pus retenir un "Quel est le sagouin qui a mis ce camion dans cet état ?". La Patronne me fit la gueule pendant longtemps ...
Le retour à la case débutant me déplut fortement. Le Merdeux, lui, eut droit à une belle remorque citerne pour livrer le ciment en vrac et ainsi éviter toute manipulation de sac.
Au bout de quelques jours d'épicerie, je demandai au Vieux de préparer mon compte pour mon prochain passage au bureau. Je vis bien que cela lui déplut, mais j'étais bien décidé à tenter ma chance ailleurs. J'avais goûté à la semi-remorque, aux nuits dans le camion et de plus, je commençai à fréquenter une fille, j'avais donc besoin d'argent pour réaliser mes projets.
Mon tour fini, je descendis donc au bureau. En arrivant, je demandai donc mon compte à la Patronne. Elle me répondit que son mari voulait d'abord me voir. Je le retrouvai donc au bistrot, où il passait de plus en plus de temps depuis que son fils avait décidé qu'il ne roulerait plus qu'un jour sur deux.
Comme accueil, j'eus droit à un tonitruant "Qu'est ce que tu fous là ? Tu devrais déjà être à Paris !". J'eus à peine le temps de dire "Qu'est ce que je foutrais à Paris?" que je reçus presque en pleine figure un trousseau de clefs.
Cinq minutes après, juste le temps de m'entendre expliquer que ma démission n'était pas valable, je me retrouvai au volant d'un GR200, une bête pour l'époque, aux couleurs de la maison : vert "paume" avec une déco rouge et blanche qui faisait la croix de Savoie sur les portes et décoré d'un pare-soleil avec mon prénom !
Me voilà parti, direction Paris, avec 20 tonnes d'eau minérale et un cadeau en liquide de la part du Vieux. Une avance sur frais dont il ne fallait surtout rien dire à la Patronne, presque un mois de paye !
A la sortie d'Annemasse, je ne savais déjà plus quelle direction prendre pour me retrouver Boulevard Vincent Auriol à Paris !
Mon deuxième voyage au volant de mon magnifique Berliet fut en direction de Marseille. Je voyais la mer pour la première fois de ma vie. J'ignorais encore que dans quelques années, les rives de la Méditerranée seraient pour moi le synonyme de « retour à la maison ».
Pour le troisième voyage, le Vieux m'envoya en Angleterre. Il oublia juste de m'indiquer un détail : là, on roule à gauche. Au retour, j'appris son décès d'une crise cardiaque au bistrot. La Patronne était partie passer quelques jours de repos dans le Valais suisse, son pays d'origine. C'est le Merdeux qui gère la boite en attendant.
A son retour, elle découvrira un superbe Scania V8, cadeau de son fils à lui même, alors qu'il ne roule plus qu'un jour ou deux par semaine et une tout aussi magnifique Mustang, le tout accompagné par cinq ensembles routiers neufs vendus par le peu scrupuleux concessionnaire local qui a su profiter de la bêtise de celui qu'il me fallait désormais appeler "Patron". Cet imbécile n'avait pas réussi à résoudre un petit détail dans son affaire : il n'avait ni chauffeur, ni client pour faire tourner ses camions neufs ! Sa mère avait entendu dire en Suisse que des transporteurs livraient jusqu'au Moyen-Orient. Elle prit le taureau par les cornes et explora cette voie pour voir si nous pouvions amortir les camions par ce biais là.
Et voilà comment après seulement 4 ou 5 tours hors de mes montagnes savoyardes, je me retrouve en route pour Bassora !
Je n'ai pas la moindre idée de ce qui m'attend ... Ce premier tour sera une catastrophe financière pour l'entreprise. Je mettrai le double de temps que prévu et me ferai plumer comme un bleu par tous les margoulins que je rencontrerai : 2 Bulgares m'abandonneront même au beau milieu de nul part, après m'avoir dépouillé de tout mon gasoil. Je resterai là trois jours avant qu'un Anglais m'offre 1000 litres du précieux liquide. Il m'expliquera même comment me refaire une santé financière grâce à une combine connue de tous les lignards du Moyen-Orient : je dois refaire le plein en Irak où le gasoil vaut 1,60 F le litre. En repassant par la Turquie pour rentrer, j'en revends une partie aux routiers locaux et aux paysans à environ 7,50 F le litre puis, arrivé en Grèce, je refais le plein, en payant avec une part du bénéfice, 1,10 F au tarif local. Le patron n'y voit que du feu et moi, ça me motive pour continuer mon périple, malgré les galères.
A mon retour dans mes montagnes, je découvrirai que la Patronne a lancé la majorité de ses troupes plein est. Elle a même embauché plus de monde et commandé d'autres camions. Au passage, je me vois attribuer un magnifique Volvo 88, mon rêve !
Il est toujours aux couleurs de la maison mais avec cette fois la croix de Savoie que sur le coté passager car sur la porte conducteur il a été peint un morceau de désert avec un bouquet de palmiers, le tout surmonté de"BENOIT L'EKIAPE" en lettre style western aux couleurs du drapeau Américain.
Je ne suis pas peu fier de mon nouveau "1000 pattes". Du coup, ma pause en France ne durera que 48 heures tellement suis-je pressé de partir voir ce que donne la bête dans le sable des déserts. De plus, les 1500 litres de réservoir me laissent m'imaginer en roi du pétrole.
J'ai ensuite enchainé les tours sur le Moyen-Orient pendant plus de 10 ans : Iran, Irak, Émirats Arabes, Qatar, Syrie, Arabie Saoudite, Koweït, Jordanie. Je suis même allé une fois jusqu'au Pakistan livrer une grue qui, elle, continuait jusqu'en Inde ! Une autre fois, j'ai livré juste un tapis et un pot de colle à Doha (au Qatar) pour finir les travaux du palais d'un Prince... 8000 kilomètres, juste pour ça !
Mais, dans les années 80, entre la guerre Iran / Irak, la concurrence de plus en plus accrue des Bulgares (pas toujours loyale) et la conjoncture mondiale, ces destinations sont de moins en moins rentables. Pour lutter, le bénéfice des transactions de gasoil est maintenant versé sur un compte au nom du patron et nous n'en touchons plus qu'une infime partie. Malgré ça, nous abandonnons peu à peu ces destinations de rêve. Pendant quelques temps, je serai le plus souvent à destination du Maroc, voyages entrecoupés de quelques excursions dans les pays de l'Est, de l'autre coté du rideau de fer encore existant à ce moment là : Pologne, Russie, Moscou, St Petersburg avec 25 tonnes de parfum de luxe pour les hôtels à Apparatchik et retour avec de la vodka. Mais, sur ces destinations aussi les transporteurs locaux nous concurrencent et c'est la guerre des prix, aussi entre transporteurs Français. Nous jetterons rapidement l'éponge. Entre temps, j'ai usé mon "Diabolique 88". Je l'appelais ainsi car il bondissait comme un diable hors de sa boite quand je sollicitais la pédale de droite pour doubler. Le jour où je l'ai abandonné chez le concessionnaire, le compteur affichait un million huit cent vingt quatre mille six cent quatre vingt douze kilomètres. Je m'en souviendrai longtemps : 1.182.469 km !
Je roulais maintenant dans un confortable et moderne Volvo F10 Globetrotter, qui manquait singulièrement de "watt" en montagne. La Patronne n'avait pas jugé raisonnable de m'offrir la clim qui pourtant apparaissait de plus en plus sur les camions. La déco de la cabine était redevenue standard, juste aux couleurs de la boite, finie la personnalisation sur la portière. Mon camion était parfaitement identique aux autres de la maison. C'est moi qui ai du écrire mon surnom en lettres blanches sur le pare-brise. Nous étions maintenant une bonne trentaine.
La Patronne décéda dans l'accident d'avion de tourisme d'un gros client avec qui elle partait en week-end en Corse. Le Fiston se trouva contraint de vendre une partie de ses parts à un nouvel associé pour faire face aux frais d'une succession mal préparée.
Ni une ni deux, « on restructure, on rationalise ! ». Les Volvo Glob sont vendus pour être remplacés par des Renault G290 Duplex avec, comme on le disait "la niche du chien sur le toit". Pour faire simple : au lieu d'avoir, comme dans les Volvo, la couchette derrière les sièges au fond de la cabine et un toit suffisamment haut pour se tenir debout quand le conducteur passe du volant au lit, le Renault était équipé d'une cabine finissant à raz derrière le dossier du siège, tellement à raz que je n'arrivais pas à avoir assez de recul pour m'installer au volant. Je prenais mal aux genoux dans ce piège, un mal qui me tient toujours depuis. Pour dormir, il y a un cube de plastique sur le toit de la cabine, on le gagne en passant par la trappe du toit ouvrant du camion. Dans cette niche de 2m30 par 1m et haute de 80 cm, il n'y a qu'un matelas de mousse de 5 cm d'épaisseur, posé directement au sol, un lampion et une fenêtre de 40cm par 20 en verre fumé. Évidement, comme tout était rationalisé, il n'y avait ni chauffage, ni clim. Il gelait à l'intérieur pendant que le chauffeur y dormait et j'y ai relevé un bon 52° un soir à Barcelone !
Tout l'intérêt de ce camion venait du fait que la longueur totale des véhicules est limitée, il avait donc été fait un maximum de place à la marchandise, au détriment de l'espace de vie du conducteur !
Je suis retraité depuis 5 heures, ce matin...
Comme tous les jours, je suis rentré au dépôt, j'ai décroché ma "boite"(comprenez un container), puis j'ai fait le mazout et garé le tracteur au fond du parc. Je suis ensuite passé par le sas des bureaux pour accrocher les clefs du camion au tableau et, comme convenu, j'ai glissé les clefs du sas dans la boite à lettre.
En passant le portail, le vigile m'a dit "à lundi" je lui ai répondu mécaniquement "bon week-end"...
Voilà comment se terminent mes 38 ans de cerceau dans la même boutique...
Et pourtant, ce que j'ai pu l'aimer ce putain de métier !
Antépénultième enfant d'une fratrie de neuf rouquins aux yeux bleus, je me suis retrouvé vite à ramasser les équevilles (poubelles) avec l'employé communal. Nous avions un vieux Berliet poussif d'avant-guerre. J'avais à peine 14 ans et, plus de 10 heures par jour, je chargeais les ordures de toute la vallée sur le plateau de ce tas de boue qu'il fallait ensuite décharger à la pelle car il n'était pas équipé d'une benne. C'est d'ailleurs là que j'ai décroché mon surnom d'ékiape : par ce boulot, j'ai en effet acquis une carrure digne de n'importe quel haltérophile à force d'épaulé/jeté de bacs à ordures de toutes tailles et de toutes dimensions, plus ou moins lourdement chargés. Parfois, le chef me laissait conduire le "Marius". Ce camion était un véritable piège : pas de direction assistée, un freinage aléatoire et les vitesses qui sautaient toutes seules. Mais j'adorais franchir les cols pour aller ramasser les équevilles dans les vallées environnantes. Ça avait le goût de l'aventure !
Je fis ce métier jusqu'à ce que la nation décide de me raser le crâne. Enfin, quand je dis jusqu'à... Car, en fait, je me suis retrouvé à ramasser les équevilles pendant seize mois au fin fond de l'Allemagne. Mais là, on m'a fait passer le permis de conduire et il me fut confié un splendide Berliet GBC 8 KT 6X6 avec tout le confort moderne ! De bons freins, une direction assistée douce et surtout une benne hydraulique qui se vidait toute seule. Pour moi, c'était clair, je voulais conduire !
En sortant de là, je me suis fait embaucher par le Père Paumier. A l'époque, nous n'étions qu'une dizaine. Moi, je livrais les épiceries dans les petits villages des montagnes aux alentours. Je chargeais vers Lyon. Il me fallait, à l'époque, presque la journée pour faire l'aller-retour. Je ne livrais qu'un ou deux clients ce jour là et complétais parfois le chargement par des produits locaux. Je mettais ensuite deux à trois jours pour faire le tour de mes points de livraison. Je rentrais tous les soirs à la maison avec le camion, un Saurer D. Je me garais le long de la grand-route. Je posais juste une lampe rouge à pétrole 100 mètres derrière. Il n'est jamais rien arrivé : ni accident, ni vol de marchandise...
Je ne repassais au dépôt que lorsque j'avais tout livré. Si je me débrouillais bien, j'arrivais sur le coup des 9 heures du matin, juste pile à l'heure où le Père Paumier partait casser la croûte au bistrot de la gare. Immanquablement, il m'embarquait avec lui pendant que sa femme faisait les papiers des livraisons. Je repartais une heure plus tard, non sans avoir pris au passage un "bidon" d'un quelconque ragoût que je mangerai en descendant sur Lyon.
Je ne fis ce travail que quelques mois, car le "Vieux" Paumier qui avait déjà un poste de télé eu la surprise un soir de mai d'y voir son fiston. Parti à Paris pour y faire de brillantes études de commerce, il tenait un discours sur les avantages du marxisme dans une société de consommation face à une bande de chevelus déguisés en alpage printanier et entourés de CRS à la mine féroce.
Le gamin, trois jours plus tard, prenait concomitamment des coups de pieds au cul et le volant de mon Saurer.
Quant à moi, j'héritai d'une substantielle augmentation et d'un Saviem JLM, attelé d'une belle semi-remorque. Avec ce puissant ensemble, j'allais sur Grenoble charger du ciment par 20 tonnes que je revenais décharger, sac par sac, sur les chantiers de la région. Le travail était harassant, mais le Vieux ne m'embêtait pas. Quand j'étais fatigué, je m'arrêtais dormir sans autre forme de procès.
Il faut bien avouer que j'en profitais parfois pour trainer un peu la grolle. Mais ça faisait la moyenne avec les journées de plus de 16 heures. Le Patron avait trouvé une combine pour me motiver : j'avais une prime au tonnage déchargé.
Mais, là non plus, ça ne dura pas ! Le Merdeux trouvant fatiguant la livraison des épiceries me remplaça au volant du Saviem. Je retrouvai donc mon vieux Saurer. Il était dans un bien triste état : les rétroviseurs cassés, la bâche déchirée et des cabosses un peu partout. Je ne pus retenir un "Quel est le sagouin qui a mis ce camion dans cet état ?". La Patronne me fit la gueule pendant longtemps ...
Le retour à la case débutant me déplut fortement. Le Merdeux, lui, eut droit à une belle remorque citerne pour livrer le ciment en vrac et ainsi éviter toute manipulation de sac.
Au bout de quelques jours d'épicerie, je demandai au Vieux de préparer mon compte pour mon prochain passage au bureau. Je vis bien que cela lui déplut, mais j'étais bien décidé à tenter ma chance ailleurs. J'avais goûté à la semi-remorque, aux nuits dans le camion et de plus, je commençai à fréquenter une fille, j'avais donc besoin d'argent pour réaliser mes projets.
Mon tour fini, je descendis donc au bureau. En arrivant, je demandai donc mon compte à la Patronne. Elle me répondit que son mari voulait d'abord me voir. Je le retrouvai donc au bistrot, où il passait de plus en plus de temps depuis que son fils avait décidé qu'il ne roulerait plus qu'un jour sur deux.
Comme accueil, j'eus droit à un tonitruant "Qu'est ce que tu fous là ? Tu devrais déjà être à Paris !". J'eus à peine le temps de dire "Qu'est ce que je foutrais à Paris?" que je reçus presque en pleine figure un trousseau de clefs.
Cinq minutes après, juste le temps de m'entendre expliquer que ma démission n'était pas valable, je me retrouvai au volant d'un GR200, une bête pour l'époque, aux couleurs de la maison : vert "paume" avec une déco rouge et blanche qui faisait la croix de Savoie sur les portes et décoré d'un pare-soleil avec mon prénom !
Me voilà parti, direction Paris, avec 20 tonnes d'eau minérale et un cadeau en liquide de la part du Vieux. Une avance sur frais dont il ne fallait surtout rien dire à la Patronne, presque un mois de paye !
A la sortie d'Annemasse, je ne savais déjà plus quelle direction prendre pour me retrouver Boulevard Vincent Auriol à Paris !
Mon deuxième voyage au volant de mon magnifique Berliet fut en direction de Marseille. Je voyais la mer pour la première fois de ma vie. J'ignorais encore que dans quelques années, les rives de la Méditerranée seraient pour moi le synonyme de « retour à la maison ».
Pour le troisième voyage, le Vieux m'envoya en Angleterre. Il oublia juste de m'indiquer un détail : là, on roule à gauche. Au retour, j'appris son décès d'une crise cardiaque au bistrot. La Patronne était partie passer quelques jours de repos dans le Valais suisse, son pays d'origine. C'est le Merdeux qui gère la boite en attendant.
A son retour, elle découvrira un superbe Scania V8, cadeau de son fils à lui même, alors qu'il ne roule plus qu'un jour ou deux par semaine et une tout aussi magnifique Mustang, le tout accompagné par cinq ensembles routiers neufs vendus par le peu scrupuleux concessionnaire local qui a su profiter de la bêtise de celui qu'il me fallait désormais appeler "Patron". Cet imbécile n'avait pas réussi à résoudre un petit détail dans son affaire : il n'avait ni chauffeur, ni client pour faire tourner ses camions neufs ! Sa mère avait entendu dire en Suisse que des transporteurs livraient jusqu'au Moyen-Orient. Elle prit le taureau par les cornes et explora cette voie pour voir si nous pouvions amortir les camions par ce biais là.
Et voilà comment après seulement 4 ou 5 tours hors de mes montagnes savoyardes, je me retrouve en route pour Bassora !
Je n'ai pas la moindre idée de ce qui m'attend ... Ce premier tour sera une catastrophe financière pour l'entreprise. Je mettrai le double de temps que prévu et me ferai plumer comme un bleu par tous les margoulins que je rencontrerai : 2 Bulgares m'abandonneront même au beau milieu de nul part, après m'avoir dépouillé de tout mon gasoil. Je resterai là trois jours avant qu'un Anglais m'offre 1000 litres du précieux liquide. Il m'expliquera même comment me refaire une santé financière grâce à une combine connue de tous les lignards du Moyen-Orient : je dois refaire le plein en Irak où le gasoil vaut 1,60 F le litre. En repassant par la Turquie pour rentrer, j'en revends une partie aux routiers locaux et aux paysans à environ 7,50 F le litre puis, arrivé en Grèce, je refais le plein, en payant avec une part du bénéfice, 1,10 F au tarif local. Le patron n'y voit que du feu et moi, ça me motive pour continuer mon périple, malgré les galères.
A mon retour dans mes montagnes, je découvrirai que la Patronne a lancé la majorité de ses troupes plein est. Elle a même embauché plus de monde et commandé d'autres camions. Au passage, je me vois attribuer un magnifique Volvo 88, mon rêve !
Il est toujours aux couleurs de la maison mais avec cette fois la croix de Savoie que sur le coté passager car sur la porte conducteur il a été peint un morceau de désert avec un bouquet de palmiers, le tout surmonté de"BENOIT L'EKIAPE" en lettre style western aux couleurs du drapeau Américain.
Je ne suis pas peu fier de mon nouveau "1000 pattes". Du coup, ma pause en France ne durera que 48 heures tellement suis-je pressé de partir voir ce que donne la bête dans le sable des déserts. De plus, les 1500 litres de réservoir me laissent m'imaginer en roi du pétrole.
J'ai ensuite enchainé les tours sur le Moyen-Orient pendant plus de 10 ans : Iran, Irak, Émirats Arabes, Qatar, Syrie, Arabie Saoudite, Koweït, Jordanie. Je suis même allé une fois jusqu'au Pakistan livrer une grue qui, elle, continuait jusqu'en Inde ! Une autre fois, j'ai livré juste un tapis et un pot de colle à Doha (au Qatar) pour finir les travaux du palais d'un Prince... 8000 kilomètres, juste pour ça !
Mais, dans les années 80, entre la guerre Iran / Irak, la concurrence de plus en plus accrue des Bulgares (pas toujours loyale) et la conjoncture mondiale, ces destinations sont de moins en moins rentables. Pour lutter, le bénéfice des transactions de gasoil est maintenant versé sur un compte au nom du patron et nous n'en touchons plus qu'une infime partie. Malgré ça, nous abandonnons peu à peu ces destinations de rêve. Pendant quelques temps, je serai le plus souvent à destination du Maroc, voyages entrecoupés de quelques excursions dans les pays de l'Est, de l'autre coté du rideau de fer encore existant à ce moment là : Pologne, Russie, Moscou, St Petersburg avec 25 tonnes de parfum de luxe pour les hôtels à Apparatchik et retour avec de la vodka. Mais, sur ces destinations aussi les transporteurs locaux nous concurrencent et c'est la guerre des prix, aussi entre transporteurs Français. Nous jetterons rapidement l'éponge. Entre temps, j'ai usé mon "Diabolique 88". Je l'appelais ainsi car il bondissait comme un diable hors de sa boite quand je sollicitais la pédale de droite pour doubler. Le jour où je l'ai abandonné chez le concessionnaire, le compteur affichait un million huit cent vingt quatre mille six cent quatre vingt douze kilomètres. Je m'en souviendrai longtemps : 1.182.469 km !
Je roulais maintenant dans un confortable et moderne Volvo F10 Globetrotter, qui manquait singulièrement de "watt" en montagne. La Patronne n'avait pas jugé raisonnable de m'offrir la clim qui pourtant apparaissait de plus en plus sur les camions. La déco de la cabine était redevenue standard, juste aux couleurs de la boite, finie la personnalisation sur la portière. Mon camion était parfaitement identique aux autres de la maison. C'est moi qui ai du écrire mon surnom en lettres blanches sur le pare-brise. Nous étions maintenant une bonne trentaine.
La Patronne décéda dans l'accident d'avion de tourisme d'un gros client avec qui elle partait en week-end en Corse. Le Fiston se trouva contraint de vendre une partie de ses parts à un nouvel associé pour faire face aux frais d'une succession mal préparée.
Ni une ni deux, « on restructure, on rationalise ! ». Les Volvo Glob sont vendus pour être remplacés par des Renault G290 Duplex avec, comme on le disait "la niche du chien sur le toit". Pour faire simple : au lieu d'avoir, comme dans les Volvo, la couchette derrière les sièges au fond de la cabine et un toit suffisamment haut pour se tenir debout quand le conducteur passe du volant au lit, le Renault était équipé d'une cabine finissant à raz derrière le dossier du siège, tellement à raz que je n'arrivais pas à avoir assez de recul pour m'installer au volant. Je prenais mal aux genoux dans ce piège, un mal qui me tient toujours depuis. Pour dormir, il y a un cube de plastique sur le toit de la cabine, on le gagne en passant par la trappe du toit ouvrant du camion. Dans cette niche de 2m30 par 1m et haute de 80 cm, il n'y a qu'un matelas de mousse de 5 cm d'épaisseur, posé directement au sol, un lampion et une fenêtre de 40cm par 20 en verre fumé. Évidement, comme tout était rationalisé, il n'y avait ni chauffage, ni clim. Il gelait à l'intérieur pendant que le chauffeur y dormait et j'y ai relevé un bon 52° un soir à Barcelone !
Tout l'intérêt de ce camion venait du fait que la longueur totale des véhicules est limitée, il avait donc été fait un maximum de place à la marchandise, au détriment de l'espace de vie du conducteur !