On se croit blasé, vous savez.
Observant ses contemporains depuis désormais 40 longues années (eh oui), on finit par se dire qu'on ne sera plus guère surpris et que rien de ce qui est humain ne nous est étranger, on en vient même à transformer ça en pose, parfois, puisqu'il est de bon ton à partir d'une certaine prétention sociale de paraître ironique et distancié. Ce qui est une forme de paresse intellectuelle, ne nous voilons pas la face, "l'ironie" c'est la façon de dire qu'on a pas envie voire pas les moyens de réfléchir.
Et puis aussi au bout d'un moment, on observe le brol (comme disent les belges) et on finit par s'en foutre, voilà.
Ben ouais.
Et puis parfois, on tombe sur quelque chose qui vous fait hausser le sourcil. Puis les deux. Puis on écarquille les mirettes pour lire jusqu'au bout, et ensuite on déplore de n'avoir pas assez de mains pour se facepalmer jusqu'à ce que coma s'ensuive.
Non parce que la "végéphobie" ? SRLY ??
(Oui, "végéphobie", ouais ouais, et ne riez pas nerveusement c'est pas bien d'être méchant parce que des gens souffrent du "rejet du végétarisme et la discrimination dont les végétariens et végétaliens s’estiment victimes" et WAIT WHAT ???)
La "discrimination" ???
Euh, vous vous payez notre tête c'est bien ça ?
Et en l'espèce, on prend surtout par dessus la jambe les situations des personnes qui elles vivent les discriminations réelles dans leur quotidien ce qui fait passer tout de suite cette "revendication" du statut de simplement ridicule et anecdotique à carrément insultante pour elles.
Non, on ne fait pas de contrôles d'identité des gens qui mangent des carottes. Non, un végétarien n'a pas eu de boulot refusé parce qu'il spécifiait qu'il ne mangera pas de boudin à la cantine. On organise pas des ratonnades de végétariens et à ma connaissance il n y a pas eu de descentes de skinheads dans des AMAP. Oui parce que c'est ça de la "discrimination" au fait, et décidément à force d'employer les mots n'importe comment on les vide de leur sens. Ce qui n'est pas seulement un souci sémantique mais surtout un problème politique, et on en verra l'exemple dans l'usage surabondant du terme "facho" qui a force d'être tellement employé pour fustiger tout le monde est devenu à ce point exsangue que les vrais fachos, FN et autres nazillons, l'utilisent désormais pour fustiger leurs adversaires...antifascistes.
Sans doute celles et ceux qui braillent à la "végéphobie" ne sont qu'une insignifiante minorité et doivent d'ailleurs embarrasser les autres végétariens, conscients eux que ce genre de caprice identitaire ne leur rend pas nécessairement service. Et on pourrait, à bon droit, hausser les épaules et passer à autre chose. Sauf que...
Sauf que le Diable est dans les détails. Et que derrière l'anecdote, l'oeil exercé voit des arrières-plans qui en disent fort long sur le monde tel qu'il va. La manière très récente d'accoler "phobie" partout - by the way : non, une chose telle que la "cathophobie" n'existe pas en France, désolé les cons - en est un.
Concrètement, ça sert à quoi de se dire victime de "phobie" ?
Politiquement à revendiquer des droits.
Individuellement à vouloir être reconnu.
Passons de suite sur l'opposition parfaitement artificielle entre "social" et "sociétal", étant bien entendu que quand on est de gauche normalement constituée on oppose pas les deux puisque droits individuels et droits sociaux doivent s'articuler ensemble et procéder de la même démarche d'émancipation. Il n y a pas de luttes "secondaires" dont on s'occupera quand on aura terrassé le Kapital, de même que les revendications microidentitaires n'ont pas vocation à se substituer à l'effort collectif.
Oui, on est pas chez Michéa, ici, hein.
Ceci étant posé, force est de constater que nous vivons dans une époque fort confuse où triomphe un individu tout puissant, capable de pousser la négation de l'autre jusqu'à la pornographie consumériste. Et que les mouvement collectifs d'émancipation ont salement du plomb dans l'aile...
En fait, qu'est-ce qui ne s'est pas cassé la gueule de nos jours, franchement ?
Les grands récits collectifs n'étant plus à la mode, on va donc se tenir chaud entre "communautés". Au besoin on va les créer de toutes pièces, et on va se construire sa propre identité sur mesure en jonglant avec ses propres contradictions et les nécessaires ajustements avec le monde extérieur. On va s'exprimer "communautaire", parler de "sa" communauté et la défendre becs et ongles puisque ce faisant on se défend soi-même, littéralement parfois corps et âme.
Le problème n'est d'ailleurs pas in fine l'existence de communautés et leurs revendications à l'existence et à la reconnaissance, sans doute que si les gays ne s'étaient pas organisés ainsi ils auraient pu attendre longtemps qu'on les reconnaisse et même encore, on a vu récemment à quel point c'était pas gagné.
Le problème c'est quand il n'existe plus que "sa" communauté perso. Que "son" identité à l'intérieur de celle-ci. Que la défense unilatérale de son espace d'identité. Et il va sans dire que les premiers à fustiger le "communautarisme" quand ils s'agit des bronzés ou des pédés, sont bien évidemment les plus communautaristes de tous : le grotesque fantasme du "français de souche" et autres imbécillités "enracinées" illustrant parfaitement la nocivité de cette tentation du repli sur le semblable, sur l'exactement pareil. Sur le Moi mimétique jusqu'au vertige.
Tentation mimétique qui exerce ses ravages jusque dans nos rangs, du repli sectaire politique sur "son" orga, au mouvements de revendications partis en croisades sur un seul aspect de l'oppression générale, en s'adossant généralement à des idées venues des campus américains (sans trop se poser d'ailleurs la question de critiquer la production théorique d'un pays ou l'individualisme libertaire a supplanté la complète absence de gauche digne de ce nom). Concernant les racines de cette tendance qui fractionne notre camp, cet excellent billet approfondit la question.
Moi, ma communauté, mon identité. Mes micro-identités revendiquées. Et mon ego en souffrance dans une société qui me fait peur, ego souffrant que je vais te jeter à la gueule pour prouver et me prouver que j'existe.
Ce n'est pas quelque chose qui va arriver sous peu : on est déjà en plein dedans. Le tout sous l'oeil attendri des dominants, qui eux ne se voient nullement comme "communauté" mais comme ce qu'il sont : une "classe". Pas une "communauté" : une classe sociale au sens bel et bien marxiste du terme. la seule classe sociale ayant clairement conscience de ses intérêts.
On aurait tort de prendre par dessus la jambe cette question des identités : elle est en train de devenir absolument centrale dans le paysage mental et est devenue un pivot politique incontournable. Allons plus loin : cette crise d'identité permanente qui traverse toute la société occidentale est en train de remplacer la politique. Le Moi identitaire en souffrance contre les règles de la Polis ne fait que pousser l'individualisme jusqu'à son point de fusion : il est très proche le temps où on se battra physiquement pour revendiquer ses identités...
http://www.cspinyourface.com/2013/09/identites-sur-mesure.html