Rien ne va plus entre le Vatican et Mgr Slawomir Oder, chargé de
rédiger le dossier en béatification de Jean-Paul II, qui vient de
rendre son rapport. Le postulateur du pape polonais a tout récemment
publié « Pourquoi il est saint », un livre sorti chez Rizzoli il y a
quelques jours, qui révèle les témoignages donnés sous serment sur
Karol Wojtyla. En théorie encore secrets, ces textes ont suscité la
fureur de Mgr Amato, le préfet de la Congrégation pour la cause des
saints, stupéfait de voir ainsi ces documents confidentiels faire
soudain le tour du monde, avant même que les magistrats du Saint-Siège
en prennent connaissance. D’autant que les mortifications décrites par
le postulateur assurant que le Saint-Père s’infligeait de rudes séances
d’autoflagellation, ont fait évidemment beaucoup de bruit.
Cette démarche singulière de Mgr Oder risque de retarder la date de la
béatification de Jean-Paul II et a déjà entraîné le retour discret mais
précipité en Pologne du désormais très contesté prélat, plus italien
que slave, qui espérait rester dans la péninsule mais n’a pas résisté à
cette publicité momentanée. Jusqu’à cet incident, la cérémonie devait
en principe avoir lieu le 16 octobre prochain, date anniversaire de
l’accession de Jean-Paul II au poste suprême, il y a trente-deux
années.
Les services secrets polonais espionnaient Karol Wojtyla depuis 1946
A la fois notaire, avocat et rapporteur – tel est son rôle –, ce
vicaire judiciaire de bientôt 50 ans, choisi parce qu’il est juriste et
polonais, a, avec ses collaborateurs, recueilli 114 témoignages depuis
l’ouverture de la cause le 13 mai 2005, vingt-quatre années jour pour
jour après l’attentat perpétré contre Jean-Paul II – à Rome, on aime
les anniversaires ! Cela représente trois énormes caisses de documents
scellés à la cire et maintenant déposés à la Congrégation pour la cause
des saints. Les recherches sont consignées sur quelques milliers de
feuilles dactylographiées. Le livre, même s’il n’était pas en droit de
le faire, vient de confirmer ce que l’on avait déjà beaucoup murmuré, à
l’époque, derrière les hauts murs du Vatican : en 1989 puis en 1994, à
l’approche de ses 75 ans, le pape avait envisagé de démissionner en cas
d’empêchements majeurs d’exercer sa charge pastorale.
Cent quatre-vingt-trois pages qui soulignent – ce qui là non plus n’est
guère nouveau – que des services de renseignement avertirent le Vatican
avant la tentative d’attentat de 1981 et que, depuis 1946, les services
secrets polonais espionnaient consciencieusement le prêtre Wojtyla. Il
ne faut jamais oublier que, ayant toujours gardé des réflexes de
l’Eglise du silence, ce pape de l’Est et son entourage annotaient et
classaient les dossiers avec des messages codés, préféraient, de sains
réflexes, parler à l’air libre que dans des lieux clos, et envoyer des
fax plutôt que des mails laissant d’indélébiles traces. L’atmosphère au
Saint-Siège était alors plus que jamais à la méfiance. Dans les moments
cruciaux, le Saint-Père s’exprimait spontanément dans sa langue
maternelle avec ses collaborateurs, et écrivait en polonais des textes
traduits ensuite en italien par la secrétairerie d’Etat.
Mais revenons sur les révélations quasi intimes des châtiments que se
serait infligés Sa Sainteté. Ce document a naturellement indigné en
premier son ancien secrétaire particulier, l’actuel archevêque de
Cracovie, Stanislaw Dziwisz, qui confie « sotto voce » que l’une des
sœurs polonaises au service du pape, passant dans le couloir et
l’entendant gémir, aurait sans doute raconté à Slawomir Oder qu’il
souffrait. Ce dernier aurait traduit cela en écrivant qu’il s’imposait
des mortifications. Pénitence sévère que s’infligeait le pape Paul VI,
ce qui avait d’ailleurs été révélé après sa mort par son secrétaire don
Macchi. En effet, Paul VI portait – surtout pendant le Carême – un
cilice, c’est-à-dire une ceinture de crin très raide et fort blessante
à même la peau. Mais cela ne semblait guère être le cas de Jean-Paul
II. Le postulateur aurait donc fait là un préjudiciable amalgame,
allant jusqu’à écrire « que dans son armoire, au milieu des tuniques,
sur un portemanteau, se trouvait une ceinture spéciale que le pape
utilisait comme fouet et qu’il apportait toujours à Castel Gandolfo ».
Le
simple bon sens laisse deviner que, depuis de longues années, sa
maladie de Parkinson lui aurait interdit ce genre de pratique. De plus,
le terme de « fouet » donne forcément une connotation sulfureuse, de
fort mauvais goût s’agissant d’un pape. La réalité est beaucoup plus
nuancée. Dans sa jeunesse, Karol Wojtyla avait confessé s’imposer des
pénitences. Très mystique, il passait de longues heures à prier
immobile, étendu par terre face au saint sacrement et embrassait le sol
parce qu’il nourrissait un immense respect pour Dieu présent dans le
tabernacle, comme me l’a maintes fois expliqué le cardinal Dziwisz.
Devenu pape, il continua d’adopter cette position impressionnante dans
sa chapelle privée, la nuit ou au petit matin.
De
fait, contrairement à ce que l’on pourrait imaginer à la lecture de ces
confidences, le pape ne dormait pas à même le sol mais dans une chambre
quasi monacale, au troisième étage du palais pontifical. Il lui
arrivait sûrement encore de jeûner lorsque le calendrier liturgique le
suggérait. C’est ce que ses collaborateurs, avec une certaine poésie,
appelaient son écologie spirituelle. Comme l’explique le cardinal
Roberto Tucci, le charismatique jésuite responsable vingt années durant
de ses visites pastorales à l’étranger : « Je l’ai souvent vu se
recueillir et prier, même pendant ses voyages.
Jean-Paul II avait laissé une lettre à Ali Agça, où il lui pardonnait son geste
Quant à sa pratique des mortifications, sur laquelle je ne me
prononcerai pas, c’est la manière de mieux dominer son corps et de
partager ses souffrances avec le Christ, comme nous, jésuites, le
faisons aussi. Même si cela ne peut se comprendre qu’à travers une
relation fusionnelle avec Dieu, c’est tout à fait normal. » Ces
révélations, très contestées au sein de l’Eglise à Rome, et plus encore
en Pologne où elles sont considérées comme des interprétations des
faits, ont beaucoup froissé les juges d’appel du tribunal ecclésial,
qui auraient dû être les premiers à connaître la teneur des
témoignages, en partie anonymes, et tous donnés sous serment. De plus,
cela s’est traduit par un livre qui n’a jamais reçu l’imprimatur du
Saint-Siège, sans quoi il serait paru aux éditions San Paolo, proches
du Vatican, mais que Mgr Oder a publié de son propre chef chez Rizzoli,
puisqu’il n’avait aucun « patron » au-dessus de lui.
Après tous ces incidents, où en est le processus de béatification après
que, le 19 décembre 2009, le pape Benoît XVI a signé le décret
reconnaissant les vertus héroïques, humaines et chrétiennes de Carol
Wojtyla ? Il reste aux différentes commissions de médecins et de
théologiens à examiner la guérison miraculeuse de sœur
Marie-Simon-Pierre, survenue à Aix-en-Provence par l’intercession de
Jean-Paul II. La religieuse française des maternités catholiques
souffrait de la maladie de Parkinson ; tous ses symptômes ont
maintenant disparu. Si sa guérison présumée était reconnue par les
autorités compétentes, Benoît XVI pourrait solennellement décider de la
béatification de son prédécesseur.
Mais pourquoi s’être arrêté sur le choix d’une religieuse, et de plus
française ? Cette sœur a été retenue, parmi d’autres « candidats », du
fait de la simplicité de son cas et de l’absence de mise en scène de sa
guérison, telle que l’a décrite sans emphase sa mère supérieure, tandis
que d’autres dossiers soulignaient surtout la sainteté des personnes
guéries. Atout supplémentaire pour sœur Marie-Simon-Pierre, elle
souffrait de la même maladie que Jean-Paul II. Guérie, elle a pu
reprendre son activité au cœur de « la vie naissante » dans une
maternité catholique parisienne. Ainsi, s’agissant d’un pape ayant tant
combattu l’avortement, cette cause semblait évidemment providentielle.
Un événement majeur qui est d’abord l’occasion de découvrir encore des
aspects cachés de la personnalité du 263e successeur de saint Pierre.
Lequel, n’échappant pas à sa nature profonde, avait notamment préparé
une lettre à Ali Agça, où il lui pardonnait d’avoir voulu le tuer. Un
texte jamais publié et dont l’original portait sur le dessus, selon son
habitude, un code, cette fois-là un grand X.
Ce
pape si proche de la Vierge, qui avait même inscrit le M de Marie sur
ses armoiries, serait, encore d’après Oder, volontiers allé se
confesser à Medjugorje, lieu de pèlerinage et d’apparition mariale non
reconnu officiellement par l’Eglise catholique. Ce dont, là encore,
doutent bon nombre de prélats polonais qui insistent sur le fait qu’en
vingt-six années de pontificat Sa Sainteté n’avait jamais émis le désir
de se rendre dans cette petite localité de Bosnie-Herzégovine, à 25
kilomètres au sud de Mostar. Un pape enfin qui, gardant toujours le
sens de l’humour, avait un jour répondu à une religieuse qui lui
avouait vouloir aspirer à la sainteté : « Mais moi aussi, je suis
préoccupé par ma sainteté. » Une cause de nos jours en bonne voie, mais
qui risque, par la faute du livre inopportun de Mgr Slawomir Oder, de
prendre quelque retard.